Depuis quand est-ce devenu cool de s’installer sur le trottoir ?
Depuis quand est-ce considéré comme “cool” de manger ou boire assis sur un trottoir à Paris ? Malgré l’apparente pertinence de ce questionnement, s’agit d’un cadrage trompeur.
Bien avant que ce rituel devienne un marqueur du « cool », la rue a toujours été un lieu de vie, de parade, de spectacle social. Dès le XIXe siècle, les cafés parisiens sont le théâtre de cette sociabilité urbaine : au Café Tortoni comme au Café de Flore, s’asseoir à la terrasse, c’est déjà s’exposer, observer et se faire voir. Les dandys, les demi-mondaines, les romanciers, les hommes politiques occupaient l’espace public avec style, dans un objectif de gagner en prestige social.
L’enjeu est donc moins historique que symbolique. La question n’est peut-être pas depuis quand, mais comment et pourquoi ce geste est devenu un langage, une forme d’occupation signifiante de l’espace urbain. À travers ces verres posés sur le macadam, se jouent des dynamiques complexes : d’appartenance, de visibilité, de désir et de pouvoir.
Au-delà d’une tendance passagère, une transformation des usages de l’espace public
S’asseoir sur le trottoir, c’est faire déborder les frontières entre intérieur et extérieur, privé et public, commerce et ville. Ce débordement urbain (urban spillover) observé à Paris, comme à Londres Berlin Copenhague ou New-York, met en lumière plusieurs enjeux :
1/ Un code social, un outil de distinction…
Dans les quartiers tendances des capitales occidentales, on ne déborde pas n’importe comment sur le trottoir. Il ne s’agit pas d’un joyaux chaos, mais bien d’un code social sophistiqué, que l’on retrouve dans la disposition des corps, la tenue vestimentaire, les objets posés au sol, dignes de la meilleure scénographie. Verres de vin nature qui se marient élégamment avec la couleur pastel des glaces artisanales, chaussures identifiables aux dernières tendances et dont le style a une obsolescence rapide : tout signifie une culture mode et visuelle élevée chez les protagonistes. On est bien dans une logique de distinction au sens de Bourdieu : en maîtrisant ces codes esthétiques, l’individu s’insère dans le monde des élites culturelles et créatives.
…Amplifié par les réseaux sociaux
Ces codes ne circulent pas uniquement par observation locale. Les réseaux sociaux — et plus particulièrement TikTok — jouent aujourd’hui un rôle décisif dans leur diffusion.La notoriété de certains lieux, comme Folderol, en offre une démonstration éclairante. À partir du printemps 2023, une série de vidéos publiées sur TikTok recommandant des lieux “incontournables” à Paris (notamment auprès des touristes américains) ont propulsé ce petit bar-glacier du 11e arrondissement sur le devant de la scène touristique mondiale. Ce type de contenu participe à l’amplification algorithmique du désir mimétique : on veut être là, on veut en faire partie. Boire un verre assis sur le bitume devient une expérience à cocher sur sa liste de voyage, un signe d’appartenance culturelle autant qu’un souvenir de vacances.
À travers cette logique virale, des lieux comme Folderol deviennent plus qu’un commerce : une marque, une destination, une icône visuelle reproductible ailleurs. Il n’est pas rare de voir émerger sur TikTok des vidéos titrées “le nouveau Folderol de Londres” ou “les meilleures adresses à la Folderol à New York” — preuve que le modèle visuel et social se transpose, à la manière d’un label.
2/ Une logique de marque : la rue comme support de communication
Les cafés et autres bars à vins eux-mêmes participent activement à cette construction visuelle. Ils postent des photos de leurs clients assis dehors, verres posés sur les rebords, ombres découpées sur le bitume. La rue devient un décor, un outil de communication. On ne vend plus seulement un produit (un vin, un café, des petites assiettes raffinées), mais un art de vivre (on y revient !).
Ce processus rejoint les analyses de Sharon Zukin, qui montre comment les commerces contribuent à fabriquer culturellement la ville, à travers une esthétique de la consommation stylisée. Le trottoir débordé devient un lieu de mise en scène identitaire, à la fois pour les clients et pour les marques.
3/ Une reconfiguration du pouvoir urbain
Mais ce débordement a aussi des implications politiques. Qui a le droit d’occuper l’espace public ? À quelles conditions ? Dans certains cas, les autorités municipales interdisent la consommation sur la voie publique, même lorsque celle-ci fait à fait partie de l’expérience du lieu (comme chez Folderol, qui doit régulièrement rappeler que la consommation sur le trottoir n’est pas autorisée).
Cette tension révèle un changement dans les rapports de pouvoir urbains : entre les usages spontanés, désirés, esthétiques — et les règles, les normes, les régulations. La ville devient un champ de négociation entre liberté d’usage et cadre légal, entre spontanéité sociale et stratégie commerciale.