Fumer sans (forcément) fumer : la cigarette pour la photo
Pourquoi la cigarette revient dans les images, alors qu’elle recule dans les usages ?
Premier volet d’une enquête en quatre temps sur le retour de la cigarette dans les images, les postures et les soirées — là où on ne s’attendait pas à la retrouver.
En France, le tabagisme est en recul : 23,1 % de fumeurs quotidiens en 2023, contre 25,3 % en 2021 — le taux le plus bas depuis la fin des années 1990. (source : OFDT, ministère de la Santé).
Et pourtant, la cigarette semble partout : dans les images de mode, les stories Instagram, les shootings d’influenceuses ou les vidéos TikTok. Elle apparaît comme un signe, un code esthétique, un objet narratif, une aura à manipuler — alors même que fumer est de plus en plus réglementé, dissuadé, décrié.
Ce décalage m’a interpellée. J’ai lancé une enquête informelle auprès de ma communauté Instagram : près de deux cent personnes m’ont partagé des observations, souvent très précises — vues dans des éditos de magazines, des shootings, des vidéos de marque, des soirées « branchées » dans le secteur de la mode ou de l’art contemporain, ou encore des posts OOTD (outfit of the day). Un matériau riche qui m’a permis d’identifier quatre grands axes de réapparition visuelle de la cigarette, comme autant de scènes culturelles où elle circule à nouveau.
Je commence cette série d’articles avec un premier angle : la cigarette comme accessoire de photo — ou comment elle redevient désirable, même chez les non-fumeurs.
Chapitre I – Une cigarette pour la photo
“Je ne veux pas être fumeuse, mais parfois, c’est une vibe.”(« I don’t wanna be a smoker but sometimes it’s a vibe »)
Cette phrase, lue sur TikTok, résume à elle seule la logique paradoxale de la tendance.
Sur TikTok, Instagram ou Pinterest, de plus en plus de contenus mettent en scène des personnes tenant une cigarette sans la fumer, ou précisant que c’est une fausse. Certaines ajoutent en légende “fake smoke”, “I don’t smoke btw” ou encore “just for the pic” — comme pour signaler qu’il ne s’agit pas d’un usage, mais d’un effet visuel.
La cigarette devient ici un accessoire de style, une posture visuelle, voire un filtre narratif : elle sert à projeter une image, une ambiance, une aura — sans que cela engage le corps ou la consommation réelle (du moins en apparence). Car il faut rappeler le pouvoir suggestif des images — et donc la responsabilité de ceux qui les diffusent, notamment lorsqu’ils ou elles disposent d’une large audience.
C’est ce que certains appellent, avec ironie ou lucidité, le #cigforcontent : une manière d’activer le potentiel visuel de la clope sans en assumer les effets réels. On ne fume pas, mais on performe : le look, le mood, l’attitude.
Un geste qui évoque la rébellion, l’indépendance, une forme d’anti-clean girl. Ou tout simplement l’héritage visuel de figures comme Kate Moss, Jane Birkin, ou les it-girls des années 2000, dont la cigarette faisait partie intégrante du charisme.
Ce qui circule ici, ce n’est plus une habitude mais une « vibe » : un halo esthétique qui donne du caractère à une silhouette, de la profondeur à un selfie, de l’aura à un post sponsorisé. Eunice Leclercq, dans une campagne pour Audemars Piguet, pose avec une cigarette : un commentaire souligne “you are the Jane Birkin of today”. Quand une clope suffit à convoquer une lignée.
Mais pourquoi continue-t-on à poser avec des cigarettes, alors même que fumer est de plus en plus réglementé et décrié ?
Les campagnes de santé publique s’intensifient, les paquets sont standardisés, les messages anti-tabac omniprésents, et certaines municipalités interdisent désormais de fumer sur les plages. Socialement, fumer est devenu un geste mal vu — voire moralement sanctionné.
Et pourtant, l’image de la cigarette persiste. Voici quatre pistes qui peuvent expliquer ce paradoxe :
1. Le pouvoir de l’influence.
Des figures médiatiques très exposées continuent à poser avec des cigarettes, dans des contextes hautement stylisés. Léna Situations, dans un shooting pour le magazine Views, affiche une cigarette à la main — une mise en scène qui rappelle directement les visuels Marc Jacobs x Juergen Teller. Samia Kenan, Amina Muaddi, Dua Lipa, Charli XCX… toutes ont récemment diffusé des images où la cigarette fonctionne comme un élément d’ambiance. Le message est implicite, mais efficace : fumer donne une allure.
2. Le pouvoir de l’image.
Depuis des décennies, le cinéma, la publicité ou les clips musicaux associent la cigarette au charisme, à la rébellion, à une forme d’intensité dramatique. Fumer, c’était (et c’est encore) un outil narratif. Un moyen de suggérer une personnalité libre, détachée, parfois dangereuse — de Casino à Peaky Blinders, les exemples sont innombrables. Cette archive visuelle continue d’agir, même inconsciemment.
3. Une charge genrée, toujours active.
Chez les femmes en particulier, la cigarette reste fortement associée à une esthétique du sexy. Héritée des nombreuses campagnes du XXᵉ siècle vantant la “femme indépendante qui fume”, cette représentation persiste. Sur TikTok, des commentaires masculins sexualisent explicitement l’acte de fumer : la clope devient alors un outil de mise en scène de soi, au croisement du regard et du désir.
4. Une réaction à l’esthétique de la vape.
Alors que les cigarettes électroniques, notamment les puffs, dominent chez les jeunes avec leurs couleurs vives et leur aspect technologique, la cigarette “classique” fait un retour visuel par contraste. Moins marketée, moins gadget, plus brute — elle apparaît comme une image plus “authentique”, plus “vintage”, moins associée à la consommation de masse. Un objet rétro, un condensé d’aura.
En somme, si fumer est socialement condamné, “faire image” avec une cigarette semble encore permis — voire recherché. Le geste est vidé de sa substance mais chargé de sens, et c’est précisément ce qui le rend si persistant dans les représentations.
À suivre : “les vacay cigs” ou comment la cigarette revient comme mise en scène d’un art de vivre européen. Un geste qui devient posture — surtout vu depuis l’extérieur