Fumer sans (forcément) fumer : la cigarette comme signe culturel européen

Chapitre II – Une enquête en quatre temps sur le retour de la cigarette dans les représentations

Deuxième volet de ma série Fumer sans (forcément) fumer, cette fois à l’échelle transatlantique.

Pourquoi la cigarette fascine-t-elle autant les touristes américains en Europe ?
Dans de nombreuses vidéos TikTok, des jeunes Américains documentent leur séjour à Paris, Rome ou Barcelone… et s’étonnent de la place encore accordée à la cigarette. On y lit : “vacay cig”, “coffee and cigarette for breakfast”, “spritz, gelato and cigarette” — comme si la cigarette, loin d’être un simple geste de consommation, devenait l’un des attributs de l’art de vivre à l’européenne.

Mais que raconte cette réapparition ? Et surtout, pourquoi la cigarette devient-elle, dans ces récits touristiques, un cliché du “style européen” , un cliché visuel de l’Europe vu de l’extérieur ?

1. “Vacay cig” : un cliché en train de se fabriquer

Depuis quelques années, les touristes américains de passage à Paris, Barcelone ou Rome s’amusent — ou s’étonnent — d’un phénomène : ici, on fume encore.

Pas tous, pas tout le temps, mais suffisamment pour que cela attire leur attention. Et surtout, suffisamment pour que cela devienne un trope récurrent sur TikTok.

On voit émerger des vidéos légendées :

“vacay cig”, “cigs in Europe don’t count”, “afternoons in Europe = spritz, gelato and cigarette”, “coffee and cigarette for breakfast”, ou encore “I don’t smoke, except in Europe”.

Autant de formules qui participent à la construction d’un nouveau cliché : la cigarette comme accessoire de vacances européennes, évoquant l’oisiveté, le style, et une forme de détachement élégant — en rupture totale avec les normes anglo-saxonnes, où le tabac est depuis longtemps repoussé aux marges.

Il y a à la fois fascination et distance. Pour beaucoup d’Américains, fumer reste une pratique stigmatisée, associée à un risque de marginalisation ou de jugement social. Le contraste est donc frappant : en Europe, fumer semble encore socialement toléré — voire valorisé dans certains contextes culturels.

Ambivalence constante : la cigarette est à la fois critiquée (comme symptôme d’un “retard sanitaire européen”) et désirée(comme geste stylisé d’un art de vivre à l’européenne).

D’où ce phénomène très particulier : fumer “juste pendant les vacances”, juste en Europe. Une manière d’entrer dans le décor, de performer un rôle, de “faire comme les locaux” — ou comme l’image fantasmée qu’on s’en fait.

C’est là qu’émerge le concept viral de la “Vacay Cig”, contraction familière de vacation cigarette. Une expression qui dit tout : cette cigarette ne fait pas partie de la routine, elle est réservée à l’exception, à l’ailleurs, au fantasme de la parenthèse européenne. Elle symbolise un relâchement, un rôle qu’on endosse — celui du touriste stylé qui adopte (le temps d’un été) les codes d’un art de vivre fantasmé.

2. Une cigarette comme raccourci de style

Dans cette mise en scène de soi, la cigarette devient un signe.
Un signe d’élégance insouciante, de désinvolture maîtrisée, de vie bien vécue. Elle vient ponctuer une esthétique de la flânerie :
– on marche lentement,
– on mange lentement,
– on boit des cafés allongés,
– on allume une cigarette.

Le cliché de la Française qui fume sur son balcon ou de l’Italien en chemise ouverte avec une clope et des lunettes noires n’a pas disparu — il est recyclé, réapproprié, remis au goût du jour par les logiques d’imitation numérique.

La cigarette devient le “détail européen” : celui qui donne une aura, qui crée du contraste avec les codes hygiénistes associés à l’Amérique contemporaine.

Et il suffit d’un commentaire pour saisir cette tension :

“I don’t even smoke, but Europe is different”

Ou encore :

“Cigarettes are bad for you, but they do look good”
“I want to be healthy but I also want to smoke in Europe”

Ce n’est pas tant l’acte de fumer qui fascine que ce qu’il évoque :
une esthétique de la flânerie, une forme de relâchement, une capacité à “prendre le temps” — ou à en donner l’illusion. Fumer ici, c’est signaler qu’on n’est pas pressé. Qu’on a le luxe d’attendre, de s’asseoir, de ne rien faire. Un attribut associé à un style de vie.

3. “Euro Summer” : un héritage du Grand Tour ?

Ce phénomène est au cœur d’une tendance TikTok virale : celle des vidéos estampillées #EuroSummer.
Chaque été, des centaines d’Américains (souvent issus de milieux aisés) filment leur séjour en Europe, mettant en avant un “summer lifestyle” codifié : spritz sur une place italienne, vêtements en lin, petits-déjeuners en terrasse… et cigarette au coin des lèvres.
Ces contenus jouent la carte du “vieux continent” idéalisé — à la fois rétro, romantique et légèrement décadent. On y retrouve des phrases comme :

“Europe makes me want to smoke and fall in love at the same time”
“Smoking on vacation in Europe just hits different”

La cigarette devient alors un code visuel parmi d’autres — au même titre que les pavés parisiens ou les rideaux de trattoria. Elle renforce l’aura européenne dans l’imaginaire collectif américain : un lieu de plaisir lent, de culture, de séduction.

Cette fascination pour le style européen, et l’envie d’en capter les gestes, n’est pas nouvelle. Elle s’inscrit dans une longue histoire de voyages culturels — notamment le Grand Tour, pratiqué dès le XVIIIᵉ siècle par les jeunes aristocrates britanniques et américains.

Ce voyage initiatique avait pour but de “faire l’Europe” :
- se former à l’art, à l’histoire, à l’architecture
- acquérir des manières, une culture
- revenir avec un style, une prestance, une aura

Des historiens comme Nancy L. Green ou les chercheurs de la revue Téoros ont montré que cette pratique s’est prolongée jusqu’au XXᵉ siècle, et qu’elle connaît aujourd’hui une forme de résurgence — et revit aujourd’hui sous forme de “voyage de distinction” via les contenus TikTok.

Le #EuroSummer n’est-il pas une forme contemporaine du Grand Tour ?
Un périple codé, scénarisé, performé — où la cigarette devient un signe de cette européanité culturelle.

À suivre : les “cig trays”
Prochain volet de cette enquête en quatre chapitres : pourquoi les plateaux de cigarettes reviennent dans les soirées mode, art contemporain, ou encore les mariages ? Un geste d’époque, entre esthétique de la décadence et nostalgie d’un luxe révolu.

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